Salomon Roschko (Odessa 1908)

Fils de Jacob et de Ester née Taxer, Salomon vit le jour le 17 février 1881 à Odessa, en Ukraine. La même ville où Hersh Kreitere et Rosa Simka donnèrent naissance à Anna, le 5 novembre 1886.

Odessa, cette cité portuaire de la mer Noire fondée en 1794 par Catherine II, a rapidement accueilli de nombreux réfugiés, notamment Juifs du fait de son régime non discriminatoire vis-à-vis d’eux. Au cours du XIXe siècle, elle devint progressivement un important centre économique et culturel avec ses divers théâtres, cinémas et musées, un endroit où il faisait bon vivre, Juif ou pas d’ailleurs.

Illustration des pogroms d’Odessa de 1905

C’est donc dans cette ville cosmopolite que Salomon et Anna se sont rencontrés et se sont mariés au début des années 1900. Tout allait pour le mieux, jusqu’au 22 janvier 1905, début de la première révolution russe qui ébranla le régime tsariste. La répression s’intensifia tout au long de l’année, particulièrement contre les Juifs. Les pogroms se multiplièrent comme celui d’octobre, à Odessa, où durant trois jours, ce ne furent que pillages et assassinats. La mutinerie du cuirassé Potemkine, immortalisée en 1925 par Le Cuirassé Potemkine, film de Sergueï Eisenstein, en est restée un symbole. L’insurrection prit fin début 1906.

Et peu de temps après, naquit Ethel, la première fille de Anna et Salomon, qui malheureusement décéda peu de temps après sa naissance. Ce fut ensuite au tour de leur premier fils, Simon, à voir le jour en juin 1907. Mais depuis la fin de ces émeutes et le retour de l’ordre tsariste, de nombreux Juifs, désormais peu confiants en l’avenir, avaient repris les routes de l’exil à la recherche de nouveaux ports d’attache. Située en face d’Odessa, Constantinople devint donc un des lieux privilégiés pour ces vagues d’immigration ashkénaze en partie provoquées par ces pogroms russes.

Anna Roschko (début XX siècle)

Ainsi, Salomon et Anna quittèrent l’Ukraine peu après la naissance de leur fils. Partis en tant que Jourmanov, leur probable nom de famille, c’est pourtant sous celui de Roschko qu’ils arrivèrent dans la capitale turque… « Ça fait plus russe… », expliqua un jour Salomon à sa fille…
Une fois sur place, ils s’installèrent rue de Pologne, actuelle rue NuriZiya, à deux pas de l’ambassade de France (aujourd’hui consulat général de France), dans le quartier de Galatsaray au cœur du vieux district de Pera. C’est là que naquit Esther le 21 octobre 1910, et cinq ans plus tard, Émile, le petit dernier des Roschko.

Est-ce à cette période qu’ils connurent les Flechner, qui habitaient également à la même adresse ? Probablement. Quoi qu’il en soit, les deux familles ne se quitteront désormais plus. D’ailleurs ce n’est pas par hasard que dès sa naissance, Rose Flechner ait partagé le même sein nourricier qu’Esther, déjà âgée de huit mois, faisant ainsi des deux filles des sœurs de lait.

Ensuite, au fur et à mesure que les enfants furent en âge d’être scolarisés, Salomon, même s’il ne roulait pas sur l’or, les envoya à l’école allemande, un des nombreux établissements européens du quartier. C’est du reste là que leur fils Simon fit la connaissance de Samuel Bercovitz qui y étudiait aussi et qui devint rapidement un proche des deux familles Roschko et Flechner. Donc, comme lui, qu’ils soient Roschko ou même Flechner, tous apprirent l’allemand et surtout le français, qu’ils pratiquèrent bien avant leur arrivée en France.

Carte de Simon envoyée d’Istanbul à son ami Samuel à Paris (1926)

D’ailleurs jusqu’à leur départ, les nombreuses lettres envoyées de Turquie par les enfants Roschko à Samuel, alors à Paris, étaient essentiellement rédigées en français, parfois en allemand.

Et même une fois réunis en France, tous ces jeunes ne parlaient entre eux que français, et non pas allemand, turc ou encore russe, comme les sœurs Bercovitch qui continuèrent à utiliser leur langue maternelle bien après la guerre. En fait, le seul moment où l’on entendait encore le russe et le yiddish, c’était en présence de Anna et Salomon qui maitrisaient difficilement le français.

Vint ensuite 1928, la dernière année qu’ils passèrent en Turquie, après que leur fils Simon, à Paris depuis plus de deux ans avec son ami Samuel, les eut prévenus qu’ils pouvaient désormais le rejoindre. Ce qu’ils firent en février 1929. Ils s’installèrent tout d’abord dans un modeste meublé au 3 rue Alexandre Parodi dans le 10arrondissement. Le même immeuble qu’occuperont également Samuel et son frère Henri. Et un an après son mariage en 1931, ce sera au tour d’Henriette de prendre la place d’Henri pour vivre auprès de son mari et donner naissance à Rosette en 1932.

Salomon, avec Rosette, Anna et Simon sur les bords du canal Saint-Martin à Paris (1932)

Il ne manquait plus dès lors que leurs amis Flechner qui les rejoignirent en aout 1933, toujours au 3 rue Alexandre Parodi. Ainsi pendant quelques semaines, tous les Bercovitz, Flechner et Roschko présents à Paris demeurèrent ensemble à la même adresse ! Ce n’est que deux mois plus tard, en octobre, qu’ils se sépareront. Les Flechner, Faubourg Saint‑Denis, et à dix minutes de là, Anna, Salomon et leur fils Émile au 54 rue de Dunkerque dans le 9e. Il ne resta donc rue Parodi qu’Henriette et Samuel.

En France, Salomon reprit sa profession de fourreur. Il faut dire que dans l’Entre-deux-guerres, environ 70 % des ouvriers de la confection étaient des Juifs d’Europe de l’Est. Au début, il travaillait comme employé pour divers établissements, tels Magot en 1931 ou Michel en 1936, avant d’exercer comme artisan à façon. Ainsi ramenait-il fréquemment des fourrures préparées par le pelletier dans son petit trois‑pièces, dont une partie était transformée en atelier. Qu’elles fussent en Astrakan, en renard classique ou argenté, ou encore en petits gris, elles lui servaient avant tout à confectionner les manteaux, vestes, bonnets ou manchons que lui commandaient des particuliers, mais également des grandes maisons comme Chanel.

Puis après cinq ans de présence dans leur nouveau pays d’accueil, il était temps pour Salomon et Anna de solliciter la nationalité française. Mais contrairement à leur fils Émile qui fit de même, leur demande n’aboutit pas. Une des raisons avancées était l’impossibilité pour Salomon de justifier son parcours militaire. Il faut aussi reconnaitre que leur maitrise quasi inexistante du français ne les aida pas.

Ensuite, est-ce avant ou après ce refus qu’ils obtinrent tous les deux le statut Nansen en tant que réfugiés russes ? Quoi qu’il en soit, il ne leur sera pas d’une grande utilité. C’est donc en tant que Juifs étrangers que Salomon et Anna vécurent la déclaration de guerre en septembre 1939, et l’occupation allemande à partir de juin 1940.
Et comme 90 % des Juifs de la zone occupée, ils se firent enregistrer en octobre 1940 au commissariat de police du 9e arrondissement, recensement accompagné du tampon rouge « JUIF » sur leur carte d’identité.

Fiches familiales de la préfecture faisant partie du fichier des Juifs au nom de Salomon et Anna Roschko
[Mémorial de la Shoah]

Il fallut pourtant attendre l’arrestation et l’internement à Drancy de leur fils Simon, le 21 aout 1941, lors de la rafle du 11e arrondissement, pour qu’ils soient pleinement touchés par la politique antijuive menée par les nazis et le gouvernement français. Mesures qui s’intensifièrent au fil des mois, ce qui n’empêcha pas Salomon de continuer à travailler malgré l’interdiction faite aux Juifs d’avoir des contacts avec la clientèle, même à domicile. À partir de 1942, la répression s’accrut encore. Ainsi, comme beaucoup de Juifs, inconscients et n’osant pas contrevenir aux ordres, il alla récupérer au commissariat du quartier les trois étoiles jaunes désormais requises pour lui et sa femme, qu’ils portèrent dès le 7 juin.

Dès lors, tout s’accéléra. Obligation pour les Juifs de voyager dans le dernier wagon du métro. Interdiction de posséder un vélo ou un téléphone et d’utiliser les cabines téléphoniques. Interdiction d’accès aux cinémas, théâtres, stades, gymnases, parcs à jeux, jardins publics, piscines, musées, restaurants. Bref, au bout de deux ans d’occupation allemande, la vie des Juifs en zone occupée devenait de plus en plus difficile et contraignante.

Parc à Jeux « réservé aux enfants, interdit aux Juifs » (Paris 1942)

Et puis vint ce jeudi 16 juillet 1942, premier jour de la plus grande vague d’arrestations de Juifs en France, celle du Vél’ d’Hiv’. Réfugiés russes, âgés respectivement de plus de 55 et 60 ans, Anna et Salomon remplissaient tous les deux les critères pour faire partie des 22 000 Juifs initialement prévus pour être livrés aux Allemands. Mais probablement absente de chez elle lors de cette journée, Anna y échappa. Salomon n’eut pas cette chance et fut arrêté dès le 16 juillet avec 13 151 autres Juifs. Parmi eux, 4 115 enfants, près de 3 000 femmes et 1 129 hommes, y compris des vieillards et des malades, furent entassés dans des autobus et conduits au stade du vélodrome d’hiver, quai de Grenelle dans le 15e arrondissement de Paris. Ils y survécurent cinq jours dans des conditions épouvantables avant d’être transférées à Drancy et dans les camps du Loiret de Pithiviers et de Beaune La Rolande.

Quant à Salomon, il fit partie des 5 000 personnes isolées qui ne furent pas envoyés au vélodrome mais internés directement à Drancy. Il y resta moins de deux semaines. Juste le temps de retrouver au bout de neuf jours son ami Moses Flechner et son fils Karol Henri, tous les deux arrêtés le 25 juillet. Deux jours plus tard, Salomon partit pour Auschwitz‑Birkenau par le convoi no 11. Comme l’ensemble des 1 000 déportés de ce convoi, il ne fut pas immédiatement gazé. Il eut juste le temps d’être tatoué du numéro 54026 avant de mourir trois jours après, le 1er ou 2 aout 1942, à l’âge de 61 ans. Sur les 1 000 déportés du convoi no 11, ils ne seront que 12 dont 2 femmes à rentrer chez eux à la libération en 1945.

Son mari à Drancy, son fils Simon parti pour Auschwitz fin mars, Anna restait désormais seule à Paris. D’autant plus seule, que son fils Émile, était toujours incarcéré à la prison de la Santé pour trafic illicite. En fait, il ne restait que sa belle‑fille Rose et sa fille Henriette pour l’aider. Mais leur soutien fut de courte durée. Car en fuite depuis fin juillet, Henriette et ses enfants s’apprêtaient à quitter Paris pour Marseille en zone libre. Et avec ses phlébites qui l’empêchaient de se déplacer correctement, il était inenvisageable qu’Anna puisse effectuer le voyage avec eux, et ils furent donc contraints de la laisser à Paris.

Ainsi, après cette douloureuse séparation, Anna continua à vivre seule dans son appartement de la rue de Dunkerque, aidée par des voisins. Sans travail ni ressource, mis à part la vente de quelques bijoux et fourrures laissées par Salomon, elle survécut péniblement durant les sept mois suivants. Jusqu’à ce 11 février 1943, où elle fut arrêtée lors de la rafle des « Vieillards », opération qui ciblait particulièrement les personnes âgées, juives et apatrides, ayant comme elle échappé à la rafle du Vél’ d’Hiv’.

Entrée du camp d’extermination de Sobibor (été 1943)

Au bout de huit semaines à Drancy, elle fit partie du convoi no 53 à destination du camp d’extermination de Sobibor.
Ce camp situé en Pologne faisait alors partie avec ceux de Chelmno, Belzec, Treblinka, Majdanek et Auschwitz–Birkenau, des six centres de mise à mort dont le seul but était d’exterminer un maximum en un minimum de temps. En près de seize mois d’existence, ce furent plus de 250 000 personnes, principalement des juifs, qui y furent assassinées. Et contrairement à Auschwitz, où les chambres à gaz reposaient sur l’utilisation du fameux Zyklon B, un insecticide à base d’acide cyanhydrique, les autres centres d’extermination nazis utilisaient essentiellement des gaz d’échappement de moteurs de camions (ou même de tank soviétique), accolés aux bâtiments.
Tel fut le sort d’Anna, à 56 ans, et des 992 autres déportés qui l’accompagnaient, dont 118 enfants, tous gazés dès leur arrivée. Sur les 1008 juifs du convoi no 53, il n’y eut que 5 survivants à la fin de la guerre.

Quant à leur appartement du 54 rue de Dunkerque, il fut pillé et occupé par un milicien qui prit la fuite à la libération. À l’automne 1944, leur beau-fils Samuel, le récupéra pour sa femme Henriette, avant de le confier à Emile qui l’occupa de nombreuses années.