Une fois à Paris, ils s’installèrent tout d’abord au 8 rue Lamblardie dans le 12e arrondissement, dans un bel et spacieux appartement au loyer annuel de 8 000 francs, soit l’équivalent d’un an de salaire d’un employé de commerce. Autant dire qu’ils étaient relativement à l’aise à cette époque, ce qui hélas ne durera pas.

Quant à leur intégration, elle fut rapide et sans difficulté, tout du moins pour les enfants qui connaissaient déjà le français, appris en Turquie. Anna et Samuel, les cadets, reprirent donc le chemin de l’école jusqu’à leur certificat d’étude primaire, à la fin des années 1920. Mais même si les jeunes parlaient couramment la langue de Molière, le russe n’en demeurait pas moins celle de rigueur à la maison, langue qu’ils continuèrent à utiliser bien des années après lorsqu’ils se retrouvaient tous ensemble.

En ce qui concerne Bronia et Sonia, qui venaient de terminer leurs études à Vienne, elles n’eurent également aucune difficulté à s’adapter à la vie parisienne. Preuve en est, ce radio-concert de gala organisé par le journal Le Matin, auquel elles participèrent un soir de septembre 1926, à peine six mois après leur arrivée ! Qualifiée par le journal de brillante violoniste virtuose, Bronia y interpréta la Mazurka op. 19 de Wieniawski, accompagnée au piano par sa sœur Sonia qui venait de jouer Rêve d’Amour, Nocturne no 3 de Liszt.

Annonces du concert radiophonique de Bronia et Sonia parues dans le journal Le Matin du 4 sept 1926

Puis quatre mois après leur arrivée, en aout 1926, David rejoignit enfin sa famille à Paris. Après être resté quelques semaines sans travailler, il reprit son métier de commissionnaire, pour s’occuper cette fois-ci de courtage sur les devises et plus particulièrement sur le tchervonets, cette monnaie de pièces d’or uniquement utilisée en URSS de 1922 à 1947 et qui valait environ dix roubles de l’époque. Pourtant, David ne possédait ni patente ni autorisation nécessaire à cette activité. Ce qui faillit lui couter cher, car en avril 1927, la Sureté Générale commença à s’intéresser à lui après avoir reçu une lettre anonyme qui le dénonçait comme se livrant de manière irrégulière au commerce de cette devise.

Lettre de dénonciation du 22 avril 1927 contre David Bercovitch pour courtage de devises tchervonets
[Source : Archives Nationales]

Le directeur de la police requit donc une enquête sur ces supposées activités. Il découvrit alors, selon le rapport détaillé fourni par ses services, que David revendait bien pour le compte d’une banque turque des tchervontsev à d’autres établissements de la place parisienne ou de pays limitrophes de la Russie. Cette banque rémunérait ensuite David sous forme de commissions, suivant l’écart entre les prix d’achat et de vente. L’objectif principal de cette opération résidait dans le négoce à l’étranger à des cours plus élevés, mais encore inférieurs à ceux pratiqués en Russie. Cette activité spéculative aurait permis à David de gagner en six mois environ 40 000 Francs, soit le salaire annuel d’un professeur de faculté de l’époque… Pourtant, malgré cette enquête et la transmission du rapport à la commission de contrôle d’exportation des capitaux, David ne sembla pas avoir été inquiété.

Liste de recensement au 8 rue Saulnier en 1931 avec Ida, ses 6 enfants et leur bonne Eva Chomisak (Anna et Sonia se faisaient alors appeler Elda et Sophie. David était déjà décédé) [Source : Archives de Paris]

Ainsi, la vie continua tranquillement pour toute la petite famille, qui, en avril 1928, emménagea au 6 rue Saulnier dans le 9arrondissement, à deux pas du théâtre des Folies Bergère. Outre l’appartement de quatre pièces situé au 2e étage, ils avaient également à leur disposition des bureaux, que David utilisa pour sa nouvelle activité d’importateur-exportateur et commissionnaire en soieries et parfumerie. Et doué comme il était, David n’eut aucun mal à faire prospérer son affaire, tant est si bien qu’ils embauchèrent même une domestique à demeure, Eva Chomisak, une Polonaise d’une trentaine d’années, qui restera à leur service jusqu’en 1932.

Mais en février 1929, à peine deux ans après avoir attiré l’attention de la police, David fit de nouveau l’objet d’un rapport. Surveillant depuis plusieurs jours un certain Abraham Kirsner suspecté d’être un agent bolchévique, les inspecteurs de la Sureté Générale avaient eu la surprise de le repérer à diverses reprises en compagnie de David. Que ce soit dans un café de la rue Lafayette ou alors à la représentation commerciale de l’URSS, ou même au domicile de la famille Bercovitch. D’où cette nouvelle enquête au cours de laquelle, de nouveau, rien de particulier ne fut découvert, ses relations avec les Soviets ayant été jugés seulement commerciales.

David poursuivit donc ses activités, voyageant de temps à autre à l’étranger pour ses affaires, comme en Angleterre, en Lettonie ou encore en Amérique. C’est d’ailleurs là qu’il se rendit le 15 janvier 1931, lorsqu’il quitta le port de Cherbourg à bord du paquebot « Bremen », destination Mexico via New York, puis Veracruz. Malheureusement durant le trajet de retour, sa santé se dégrada. Et le 22 février 1931, lors du transit à New York, trop mal en point pour continuer la traversée, il fut débarqué et conduit au Broad Street Hospital à Manhattan où il décéda deux jours plus tard du choléra.

Manifeste du navire transportant David lors de son transit à New-York. David y est indiqué comme décédé 2 jours après son transfert à l’hôpital de la ville

Ida se retrouvait désormais seule avec ses six enfants. Et dans ce Paris du début des années 1930, la vie devenait de plus en plus difficile. La crise de 1929 venait de passer par là et le salaire de David manquait cruellement. Pourtant, les filles aidaient comme elles le pouvaient. Comme Tamara et Bronia, toutes les deux ouvrières couturières à domicile, ou couturières‑modistes, à l’instar de leur mère. Pour Sonia, c’étaient les leçons de piano et également des petits boulots de jeune fille au pair ou d’enseignante pour des particuliers, quand elle arrivait à en obtenir. Tout comme Anna, d’ailleurs, avant d’entamer ses études d’infirmière. Sans oublier Samuel, le plus jeune et unique fils de la famille, qui travaillait comme employé de commerce, avant de devenir en 1935, aide-comptable aux établissements Arlys, rue d’Hauteville, pour un petit salaire de 750 francs par mois.
Ainsi, tous aidaient comme ils le pouvaient, tout du moins avant que certains ne quittent le domicile familial.

Premiers mariages - Premières séparations

Ce fut d’abord au tour de Rosalie. Depuis quelque temps déjà, elle fréquentait un certain Michel Blumberg, un Russe né à Petrograd en 1897. Plus âgé qu’elle, il avait participé à la première guerre mondiale au sein du 171e régiment d’infanterie russe. Puis la paix retrouvée, il émigra à Paris où il exerça son métier de bijoutier‑joailler.  Quant à Rosalie, elle venait de trouver une place d’ouvreuse de cinéma à la société CinéPresse, emploi qu’elle devra interrompre dès le début de la guerre. Etait-ce alors à l’occasion du séance que Michel fit sa connaissance ? Quoi qu’il en soit, le 28 mars 1931, ils se marièrent à la mairie du 9e arrondissement. Michel quitta alors son appartement du boulevard de la Villette pour s’installer avec sa femme au 6 rue de la Providence dans le 13e. Ils y resteront jusqu’en 1936 avant de déménager dans le 17e au 68 rue Cardinet Pour l’anecdote, c’est à quelques numéros de là, dans la même rue Cardinet, qu’emménagera, douze ans plus tard, son homonyme, Rose Roschko née Flechner, la veuve de Simon Roschko.

Tamara fut ensuite la deuxième à partir, et non parce qu’elle avait trouvé l’amour mais plutôt en raison d’une déception sentimentale et d’un besoin de se reconstruire, comme elle se justifiait alors. Elle quitta donc Paris, direction Nice où elle fit la connaissance de Marius, un Français divorcé d’origine italienne.

Vue de l’immeuble du “palais Beaulieu” au 26 av. Foch à Nice où vécurent Tamara, Marius et leur fille Véra

De onze ans son ainé, il était le dernier des architectes d’une longue lignée de Boccadoro. Parmi eux, figure Domenico Boccadoro dit « Le Boccador », qui contribua au XVIe siècle à l’élaboration de plusieurs châteaux de la Renaissance, comme Blois et Chambord.
Pour Tamara, tombée sous le charme, ce fut celui qui lui fit oublier sa peine de cœur. Amoureux tous les deux, ils vécurent ainsi quelques temps dans un petit logement de l’avenue Borriglione, avant de se marier le 12 janvier 1935 à la Trinité‑Victor, ville ancestrale des Boccadoro dans la banlieue niçoise.
Ils s’installèrent ensuite en plein centre‑ville, dans un magnifique immeuble de style Belle Époque, le palais Beaulieu au 26 av. du Maréchal Foch, où quelques mois plus tard naquit leur fille Véra.

Pendant ce temps-là à Paris en 1936, après avoir quitté quatre ans plus tôt leur appartement de la rue Saulnier devenu bien trop grand, pour un logement à deux pas de là, rue Condorcet, Ida et le reste de ses enfants déménagèrent de nouveau. Ils s’installèrent cette fois-ci dans le 15e arrondissement, 17 rue Saint‑Saëns, dans le quartier de Bir‑Hakeim, tout proche du Champ de Mars et de la tour Eiffel. Pourquoi ce changement radical de quartier ? Probablement parce qu’à cette époque, cet arrondissement comptait déjà de nombreux immigrés russes établis depuis la révolution d’Octobre 1917. Ainsi, avec ces restaurants, cabarets, épiceries ou pharmacies russes, ils se sentirent tout de suite à l’aise dans cette partie de Paris dénommé également la Petite Russie.

Mais Bronia n’y resta que peu de temps, car elle aussi rencontra l’amour en la personne de Icko Safir.

Icko SAFIR en 1945-1946

Fils de Mordke et Ruchla Safir, Icko ou Sacha comme tout le monde l’appelait, est né en 1905 à Godorek, dans la province russe de Podolie (aujourd’hui en Ukraine). En février 1926, il partit étudier à Vienne à l’école technique de la ville. Peut-être est-ce là d’ailleurs qu’il rencontra Bronia lorsqu’elle y résidait pour ses cours au conservatoire. Quoi qu’il en soit, son diplôme d’ingénieur en poche, il émigra à Paris en avril 1929. Là, il n’eut aucun mal à trouver un emploi de spécialiste en matériel radio, comme aux Ets Radio industrielle nationale ou à la société des constructions radiophoniques.
Et donc le 14 novembre 1936, Bronia et Icko se marièrent à la mairie du 15e, cérémonie lors de laquelle un de leurs témoins n’était autre que Michel Blumberg, leur beau-frère, l’époux de Rosalie.
C’est ainsi que deux mois après, le jeune couple emménagea au 68 rue Brancion, toujours dans le 15e.

Au bout du compte, avec le départ en 1936 de Bronia, après ceux de Rose et Tamara, il ne restait avec Ida que Sonia, Anna et Samuel.

Cette année 1936, qui, outre la victoire du Front populaire aux élections législatives et la formation d’un nouveau gouvernement de gauche, vit également l’engagement de Anna au sein de la Fédération française des éclaireuses (FFE), ce mouvement de guidisme créé en 1921, équivalent féminin du scoutisme. Toutefois, Anna n’en oublia pas pour autant ses origines et c’est pourquoi elle intégra une des sections israélites de la FFE, celle de Daumesnil à l’orphelinat Rothschild dont elle devint aspirante cheftaine adjointe en 1938. À noter qu’elle était alors à deux pas de la rue Sibuet où demeurait son cousin Samuel qu’elle voyait de temps en temps.
Et c’est également durant cette période qu’elle entreprit des études d’infirmière.

Annuaires de 1938 et 1939 de la fédération française des éclaireuses sur lesquels figure Anna en tant qu’aspirante cheftaine adjointe


Quant à Samuel, le petit dernier de la famille, il ne resta pas inactif pour autant et fut d’ailleurs le premier en 1935 à devenir citoyen français par naturalisation. Inscrit ensuite sur les listes de recrutement, classe 1936, matricule 1837, il n’eut malheureusement pas le temps d’effectuer son service militaire. Atteint d’une tuberculose pulmonaire, il succomba le 4 aout 1937 à l’hôpital Saint‑Joseph. Il n’avait que 21 ans. Ironie du sort ou plutôt dysfonctionnement de l’administration, fin 1940, sous le gouvernement de Pétain, une mesure de révision de naturalisation fut proposée à son encontre, alors qu’il était déjà décédé depuis plus de trois ans…

Samuel disparu, les trois femmes continuèrent tant bien que mal à vivre dans cet appartement de la rue Saint-Saëns devenu bien trop grand. Avec également moins de ressources, rien d’étonnant alors qu’elles aient cherché à sous-louer une des chambres, comme l’indiquent les petites annonces qu’elles passèrent à cette époque. De toute façon, elles n’y restèrent que deux ans jusqu’à l’entrée en guerre de la France.